Bruno della Chiesa (éd.) Utopiæ 2003

SFFF internationale

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Note :
5/5
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L’argument

La volonté affichée des Utopiæ est de publier en français des nouvelles inédites ou déjà parues non francophones, et le moins anglophones possible. Autrement dit, faire découvrir des auteurs et des textes que la traduction oublie ou a oublié, et qui nous sont injustement méconnus. Cet opus de 2003 ayant ma préférence, il sera présenté ici en détail. Mais jetez-vous sur les autres, ils sont tout aussi savoureux !

Ça commence comme ça

Dans la vingt-cinquième année de cette guerre interminable, près des rives du lac Saimaa, j’ai enfin tué mon premier père Noël.

Simple question de chance, je vous l’accorde. Conformément aux lois de Murphy, mes compagnons d’armes – certes mieux entraînés que moi – n’ont pas pu arriver à temps. Ils sont restés coincés en route dans la viscosité traîtresse d’un puits de goudron, affaiblis par le froid après la défaillance des systèmes thermiques de leur treillis ou, pire encore, mis à mal par un vol de rennes qui leur sont tombés dessus, silencieux comme des Furies. Les rares survivants sont tombés nez à nez avec un groupe de farfadets ou bien ont succombé à l’offre terrible et irrésistible de ces cadeaux qui comblent nos désirs les plus chers.

João Barreiros, «Douce Nuit».

Avis personnel

Quatrième opus des Utopiæ démarrées en 2000, présentées par Bruno della Chiesa (et Denis Guiot pour le premier opus), ce tome poursuit ce qu’il appelle une «cartographie de la tectonique des imaginaires». Les onze nouvelles d’Utopiæ 2003 abordent des sujets très différents les uns des autres, dans des genres tout aussi variés de la SFFF, dans une perspective que Bruno della Chiesa appelle «regards croisés». Plusieurs nouvelles emmènent donc le lecteur et la lectrice dans d’autres pays ou d’autres planètes, offrant ainsi des doubles «visions de l’étranger».

Quatre nouvelles abordent la spiritualité confrontée au capitalisme, que je vais aborder en détails : mes deux préférées, Douce nuit de João Barreiros et Dieu sur ordonnance de Nick Wood ; Crucifixation de Lavie Tidhar, et l’une des deux seules nouvelles du recueil à m’avoir laissée perplexe : La sorcière égarée dans la citadelle silencieuse de Michael Moorcock.

Douce nuit de João Barreiros raconte le massacre annuel du Père noël, de ses rennes, ses sapins et ses lutins, par des forces armées spécialement entraînées. En Finlande, durant une fenêtre temporelle précise, s’épanouit un nodule où les sapins se décorent d’eux-mêmes et où l’air s’emplit de cantiques de noël qui brouillent toutes les ondes et les intelligences artificielles, les implants et la technologie capitaliste. Car c’est précisément ce qu’est le Père noël : une anomalie économique… L’éradication institutionnalisée du Père noël représente une entreprise sanglante, aux pertes humaines lourdes et à la finalité aussi glaçante que la description des combats : dans le futur, la générosité désintéressée est une monstruosité, une démarche rendue inintelligible par le système capitaliste mondialisé.

Dieu sur ordonnance de Nick Wood formule une prescription des plus étonnantes et inattendue : la distribution de Dieu en comprimés ! Une météorite s’écrase sur Terre avec en elle la forme organique de Dieu ; soumise à évaluation psychologique et pharmaceutique, il reviendra au docteur Eva Brandon, une mère aux prises avec son fils en pleine crise d’adolescence, d’avoir le dernier mot sur l’avenir commercial de Dieu. Le récit nous donne à lire le point de vue du docteur Eva Brandon, et nous fait assister à une conversion à la fois professionnelle, spirituelle et familiale. De psychologue clinicienne sous-estimée, de mère angoissée et rigide, d’athée, Eva Brandon devient, après la femme qui a trouvé la météorite, la seconde femme qui décide de partager la foi avec le monde entier.

Crucifixation de Lavie Tidhar met en scène le quotidien douloureux et las d’un robot qui souffre d’une addiction assez particulière : le syndrome de Jérusalem. Obligé de mendier pour récupérer les pièces détachées nécessaires à sa propre réparation, et pour récolter l’argent destiné à payer la mafia locale, Moshe le robotnik est un junkie religieux, qui se shoote afin de pouvoir prier.

Enfin, La sorcière égarée dans la citadelle silencieuse de Michael Moorcock, nouvelle hommage à Leigh Brackett (romancière et scénariste américaine de SF et de Fantasy), tente de faire revivre une antique divinité martienne. Le capitaine John MacShard, métisse humain et martien, rescapé de l’enfer de Mercure, est devenu un aventurier, un mercenaire impitoyable. Recruté par un riche marchand pour sauver sa fille des appétits sadiques et anthropophages de la tribu Thennet, le capitaine MacShard se confronte dans les souterrains de Mars à une entité oubliée. Je n’ai pas compris la fin de la nouvelle, malgré de nombreuses relectures. Et le côté implacable du personnage ne m’a pas convaincue, de même que l’histoire, dont le déroulement se fait sans émotion ni attente réelles.

Trois nouvelles plongent dans les méandres de la psyché humaine ; dans les replis de l’amour sombre avec Le retour de Chang Hsi-kuo, dans le stress post-traumatique des soldats avec Timbouctou de Carlos Gardini, et dans la détresse du salarié moyen victime de licenciement, avec Homo delator de François Rouiller.

Trois autres traitent du thème de l’invasion, chacune d’une manière très différente. Avec L’Ombre, Sylvie Miller nous offre un conte opaque, à l’ancienne, où des colons terriens souffrent d’un mal martien insidieux qui infecte les rêves. Les colons colonisés pourrissent loin de chez eux, sur un monde inhospitalier. Dans Angry Red Planet, Valerio Evangelisti parodie une guerre qui est avant tout médiatique – une manipulation des preuves toujours d’actualité, dix ans plus tard – mais à force de crier au loup… La troisième est une nouvelle très poétique à sa façon, presque tendre : le dernier des hippies du monde vit dans une bulle de conservation, pour la plus grande joie et nostalgie des envahisseurs. Notre Jerry García de Gabriel Trujillo Muñoz est l’une des nouvelles qui m’ont le plus touchée : elle exhale une douceur, une paix qui tranche avec les autres textes.

Enfin, Michael Ende rend hommage à Jorge Luis Borges dans une nouvelle où les perspectives sont trompeuses, la réalité un labyrinthe dont dimensions possèdent une géographie propre. Le corridor de Borromeo Colmi est le projet sans cesse renouvelé d’exploration des réalités multiples ; une expédition à part dans la tectonique des imaginaires de 2003.

Le monde change, sa configuration tectonique aussi : celle d’il y a dix ans vaut qu’on fasse le détour, avant d’explorer des territoires plus récents. Bon voyage !

Gramophone

Dead Can Dance, John Carpenter et Jimi Hendrix seront parfaits pour lire cette anthologie.

Dans la même veine

Les six autres Utopiæ.

À propos de l’anthologiste

Bruno della Chiesa, né en 1962, est linguiste, enseignant en neuroscience et fondateur du festival international Utopiales. Il a aussi beaucoup participé à la revue Galaxies.

Références

  • Éditions de L’Atalante, 2003, 202 p.
  • Illustration de la couverture : The Gate, Deak Ferrand, 2003.