Dr Springtime et sublime Églantine

« Ceci est la couleur de mes rêves », de Joan Miró (1925)

N.B. : ce texte est une archive de mon blog personnel. Il a été initialement publié le 14 avril 2006.

Cet article a déjà 12 ans : il contient peut-être des informations devenues obsolètes.

Ma tendre amie,

Dans ta dernière lettre tu me demandais si j’avais gardé ce coquillage cassé, seule relique de nos amours enterrées. Sache que je l’ai gardé, oui, et que je n’ai aucune intention de le jeter. Il ira se perdre au fin fond de l’océan de mes souvenirs, où gisent déjà de nombreux cadavres décharnés.

Je dois aussi avouer que, chaque soir d’été, quand le soleil frappe ma peau fragile de rayons moins nocifs, j’erre dans ce jardin gigantesque, le corps frais et régénéré par une impromptue baignade à travers cette mer glaciale, et je visualise parfaitement chaque page vierge de mon carnet, en imaginant de quelles pensées pècheresses je pourrais les accabler.

Je redécouvre alors ma voix, et sens mes tempes éclater d’inspiration, avec un plaisir comparable à celui des premiers émois d’un amour récent: les crayons me font la cour, les aquarelles se font belles, et les couleurs deviennent courtisanes, tandis que j’esquisse – je l’admets, en rougissant – les rêves naïfs mais si plaisants qui ont erré dans ma tête toute au long de la nuit précédente. Faute d’y trouver ton corps, belle endormie, j’y trouve au moins ton âme.

J’ai envie d’être avec toi, Églantine ! J’ai besoin de coller mes canines à ton cou et de sucer sans relâche ta puissante sève. Je veux vivre avec toi, Églantine, me réveiller à tes côtés et pouvoir te dire ces mots à chaque instant; pouvoir admirer ta beauté touchante le matin au lever, et caresser ta nuque du bout des doigts en prétextant remettre en place une des mèches sauvages de ta coiffure. Et comment décrire les frissons qui hérissent ma peau tandis que je goûte à l’amertume de ta bouche déshydratée ?

Parle-moi, divinité. Envahis ma tête de tes pensées d’outre-tombe, mais ne sombre pas dans ton habituelle mélancolie. Choisis plutôt un beau velours, et enveloppons-nous dedans, assis, nus, à même le parquet. Et parle-moi, de toi, de moi, de nos jours. Explique-moi comment nous en sommes arrivés là. Touche-moi, caresse-moi avec tes idées noires ! Je voudrais que tu ne les eusses jamais connues. Je vois en toi le miroir de mon être, qui me permettra de transcender la matière. Je ne pourrai aller plus loin sans toi, beauté, muse, absolue!

Tu es, sans conteste, ce que j’ai ressenti de pire. Plus un souffle, plus un mot, plus une vision qui ne soient reliés à toi, à la tiédeur de tes chairs molles, au parfum fantasmagorique qui émane de tes cheveux d’or. Je veux me perdre dans tes prunelles grises, et que tu m’enchaînes aux cris de ta mémoire. Tu ne ressembles à personne. Tu es tout comparée à rien. En toi, je respire l’essentiel… Et il n’y a plus de contraintes, dans cet au-delà des songes, il n’y a pas de douleur plus grande que celle que tu m’infliges en inondant mes synapses par trop de connexions.

Soudain, Églantine, Création, tu t’accroches à moi avec bien peu de conviction ; as-tu froid, as-tu peur de moi? Si je pose mes doigts sur ton poignet, ce n’est ni ton pouls ni ta chaleur dont je m’assure, mais bien du rythme des sons qui viennent se fracasser derrière tes yeux arc-en-ciel en petites perles de couleurs.

Je t’observe, singulière; ton visage s’ouvre et se referme comme une écluse. Quand tes idées arrivent à maturation, elles dévalent à toute allure la façade pâle de tes joues, et viennent tâcher de pourpre ma chemise blanche (celle que tu trouvais trop dix-neuvième).

Tu m’interdis d’extrapoler ou de te promettre des mirages, mais laisse-moi au moins te conter les visions incessantes que j’ai de ton corps qui se presse, furieux, mouvant, dans le sol humide des terres irlandaises ! Donne-moi une minute, un jour, une vie pour te raconter encore les frêles racines d’amidon qui s’enroulent amoureusement autour de ta fourchette. Création, Églantine, si tu ne cachais pas ta rancune derrière ton sourire, je pourrais croire que tu mimes Désespérance, fille du porteur de lumière.

Réalises-tu qu’en dépit de tous mes efforts, je ne serai jamais à ta hauteur ? Et je sais que tu relèveras effrontément tous tes jupons, et que tu dévaleras à toute allure les trois cent mille marches menant à nos vieux rêves sans plus aucun espoir.

Jeune-fille, prends ma main et laisse-moi t’aider à les remonter une par une. Comment ? Tu ne daignes pas me répondre ? Je t’impose alors de bien vouloir me suivre, jeune-fille !, dans les méandres de ma vie. Et sèche ces larmes grises qui ne font que brouiller davantage ton front plissé. Je vois maintenant que tes mains tremblent de peur ; as-tu peur de moi, Création ? N’entre pas dans la danse, alors, petite fille, tu ignores tous les pas qu’elle suppose, tous les efforts que tu ne fais pas. N’entre pas dans la danse, te dis-je, tu ne ferais que t’éloigner davantage.

Je veux te garder toute à moi, ingénue et fraîche, quand mes vieilles catins m’auront lassé. Création, il y a dans ton corps ces volutes incertaines qui rendraient fou le plus savant des idiots ; il y a en toi ce poison indolore qui hurle en mon coeur comme un chant dément.

Vois comme la pluie tombe à gros flocons, recouvrant ton jardin d’Eden de monstrueuses ambitions. Mais voilà que je sens déjà ta main glisser de la mienne, adorée ! Tes doigts gelés quittent mon corps enflammé, ton regard ne me pétrifie plus, ta chevelure dorée est redevenue serpents. Tu n’es plus qu’une vague idée, déchue, aigrie, fânée, perdue au fin fond de mon esprit embrumé.

Églantine, je t’aimais.

Votre dévoué,

– Springtime