Cela fait pas mal de temps que je cogite sur le rapport entre perfection technique et intensité du message, en terme de création artistique.
Mon blog – ainsi que mes futurs projets – ne sera pas parfait, parce qu’il n’a pas vocation à l’être. La perfection avec laquelle d’aucuns ont souvent tenté de me décourager est une chimère. Ou alors parle-t-on d’une perfection mathématique? Ce n’est pas ma conception de l’art.
Moi, je suis amoureuse des failles, des séismes, des trous noirs. Artistiquement ne m’intéressent que les univers défaillants, ébréchés, vulnérables. A mes yeux, la vulnérabilité n’exclut pas la force. Qu’importe l’imperfection technique d’une œuvre si son impact – quelle qu’en soit la nature – est intense, partagé, réel.
On pourra bien sûr se demander si ce parti pris – défendre l’imperfection technique – est dû aux faiblesses techniques de mes propres travaux: ici, une perspective de traviole; là, une lumière mal répartie; ailleurs, des proportions irréelles. Il me serait en effet pratique de revendiquer cet échec normatif puisque je ne suis pas réellement capable de les corriger. (En ai-je seulement envie?)
Mais à la réflexion, les univers artistiques dont je suis fan sont rarement parfaits, techniquement parlant. Ils pèchent soit par défaut, soit par excès. Pourtant, ce qu’ils provoquent en moi relève de l’intime, bouleversement émotionnel ou mimétisme imaginaire. La technique pèche parfois, et alors? Cela n’enlève en rien l’esthétique, l’acoustique, la photogénie des œuvres habitées.
Quant aux messages et aux thèmes, disons simplement que les discours de puissance et de bien-être trouvent rarement grâce à mes yeux. Moi, je veux que ça rougne, je veux que ça sue, je veux que ça saigne. Ou bien, je veux être transportée comme une plume. Je veux pleurer, je veux frémir. Je veux ne pas arrêter d’y penser, je veux que ça tourne en boucle, je veux focaliser, idolâtrer, même.
Les failles techniques chez mes idoles sont réelles. Certaines sautent aux yeux – comme le mixage d’un premier album, à la portée émotionnelle pourtant merveilleuse -; d’autres nécessitent un œil ou une oreille attentive – un pain de batterie, une note d’une justesse relative, et ce même sur l’album de musiciens historiques. En art, je me sens moins légitime de juger, ma propre pratique brouillant mon objectivité. Bref, il y aura toujours quelqu’un pour faire remarquer que ce n’est pas parfait; que ça, ça sonne faux; que ton image, là, a un sérieux problème d’échelle; que l’histoire, on n’y croit pas une seconde. Et alors?
Pour autant, je suis fascinée par la perfection technique, simplement parce que je l’admire, n’étant pas capable d’en faire autant. Mais, pour difficile que soit la maîtrise absolue d’un art quel qu’il soit, l’émotion est trop souvent sacrifiée à cette recherche de perfection. Ainsi, des photos de mode, toutes alternatives qu’elles puissent être, provoqueront chez moi de la fascination – « c’est beau » – mais pas de l’exaltation – « ça me bouleverse« . Les œuvres qui me touchent ne sont pas toujours les plus esthétiques ni les plus raffinées. Certaines sont à l’opposé de mon esthétisme; d’autres abordent des problématiques qui me sont inconnues. Cela n’empêche pas que ma vie ne serait pas complètement la même si je ne les avais pas connues.
Ce que je crée dans ma sphère personnelle ne sera jamais parfait et ne remportera jamais l’unanimité. Je commence à peine à l’accepter. C’est sûr, je ne suis pas une « pro » du papier glacé. Je n’ai pas de diplôme justifiant une quelconque perfection technique/graphique/artistique (depuis quand faut-il un diplôme pour créer des trucs biens?). Nombreux sont les artistes plus gros que moi, plus connus, plus côtés, qui ont ricané face à mes images; nombreux sont les développeurs qui ont observé mes codes sources, sourire en coin. Pour ces gens-là, ça n’ira jamais de toute façon. Alors autant l’accepter, et continuer à faire ce que je sais faire: proposer un univers artisanal, bâti brique par brique, mêlant infographie et écriture, programmation et onirisme, introspection et observation.
Ce serait hypocrite de dire que je ne cherche pas à ce que mon travail soit aimé: pourtant, toucher un nombre limité de sensibilités différentes a plus de valeur à mes yeux que de remporter une adhésion massive et anonyme. L’histoire personnelle des personnes qui prennent le temps d’observer mon boulot nourrit ma réflexion et mon geste créatif. Je suis une collectionneuse de souvenirs, d’états d’âme, de visages et de sensations. Ma sphère est vacillante par essence, miroir sans tain d’émotions diffuses mais bien réelles. Ce que je crée est vulnérable: j’ai l’impression que c’est là que réside ma force.
Anne
3 décembre 2008
Coucou Marie!
Je suis assez d’accord avec toi, en fait. Je fais toujours systématiquement passer l’émotion, le « pan! dans ta face », en premier. Ensuite c’est le temps passé devant l’oeuvre qui me fera apprécier la technique et la réalisation. Idem pour la musique.
Après je pense qu’il y a « un chemin entre les deux » : la perfection technique et la maladresse qui crée l’émotion. En fait, beaucoup d’oeuvres vulnérables ou « techniquement défaillantes » ne le sont pas forcément (techniquement défaillantes) tant la vulnérabilité et l’instabilité visuelle est aussi un art qui se travaille. Car en fin de compte, que ce soit parfait ou pas on s’en fout, il faut que visuellement ce soit cohérent. Qu’il y ait une cohésion, une logique d’idée et du goût en terme de formes et de couleurs. Même le crade, le pas droit, le troué, le mal fait, le pas super balaise en perspective, le pas doué en anatomie etc., doit faire preuve de gout autant qu’un technicien chevronné et de cohérence dans son truc. Sinon, à moins d’avoir un message vraiment très puissant, ça ne fonctionne pas.
Et quand on veut bouleverser les limites et les codes de la perspective, de l’anatomie ou des couleurs, comme c’est le cas chez les surréalistes, il faut quand même avoir un sacré talent pour que ce soit bien fait, sinon le message et l’émotion passent totalement à la trappe. Je peux pas m’empêcher de rester complètement bloquée et absorbée devant certains tableaux de De Chirico, envoutée par l’atmosphère d’inquiétude et de mélancolie, alors qu’il faut reconnaitre que techniquement, c’est plus que « déroutant »^^’
Après, la fragilité d’un « non pro » peut-être extrêmement touchante, mais dans combien de temps atteindra-t-elle ses limites? Il faut avoir double d’ingéniosité, d’originalité. Du talent en gros. Et nous sommes d’accord, le talent n’a rien à voir avec la perfection^^’ Mais l’Art est l’Art. Et quand à définir ce qui en est, pour moi les seuls critères sont la cohérence (visuelle,stylistique, sémantique…) , et l’humanité.
Mais ce qui est valable pour les uns, n’est pas valable pour les autres. Il y en a pour qui l’émotion ne passe que par une technique maîtrisée. Ca peut se comprendre. D’autant plus pour ceux qui ont exercé leur oeil à voir cela précisément. Peut-être passent-ils à côté de nombre d’artistes, et peut-être trouvent-ils leur pieds devant des choses qui seront pour nous totalement hermétiques.
Tout ce que je sais c’est que toute oeuvre fragile techniquement n’est pas porteuse d’émotion, quoi qu’on en dise, il y a un savoir faire qui entre en jeu.
Et pour un artiste, selon moi, être exigent et/ou perfectionniste envers son oeuvre, ne peut qu’avoir du bon (tant que ça ne devient pas un handicap). Vouloir s’améliorer techniquement est toujours une bonne chose, ça aide à pouvoir aller plus loin. Ca aide. ça ne fait pas tout^^
Marie
3 décembre 2008
Coucou, merci pour le long comm! :)
Du coup tu penses que mon boulot, qui est clairement « fragile techniquement », ne véhicule pas d’émotion?
Tatyana
3 décembre 2008
Je suis assez d’accord avec Anne, en fait je crois qu’il y a une différence entre aimer ce qui n’est pas parfait et aimer ce qui n’est pas abouti techniquement.
Par exemple la photo que tu as posté, je doute que l’artiste ait laissé brûlé sa photo par « manque de technique », à mon avis c’était un choix délibéré…
L’éternel débat sur ce qui est Art ou pas..! ;)
Anne
3 décembre 2008
Hum, non c’est pas ce que j’ai dit je crois^^’
Je vais formuler la phrase autrement ;) Toutes les oeuvres fragiles techniquement ne sont pas forcément porteuses d’émotion.
Il faut derrière un savoir faire personnel, du goût, une cohérence. C’est pas n’importe qui qui fait ce que tu fais par exemple. Il y a des artistes qui développent une patte, un savoir faire qui leur est propre et qui savent dealer avec leurs lacunes pour en faire des forces éventuellement. Qui s’améliorent (ou pas) mais qui en tous cas ont un truc spécial, une façon de s’exprimer qui est devenu un peu leur technique. Et qu’ils font très bien.
(ça se saurait si je trouvais très trucs inexpressifs lol^^’)
Pat
4 décembre 2008
Voilà une profession de foi bien prometteuse :)
Ton approche et ta démarche créative sont les seules valeurs à retenir, la technique, c’est une question d’apprentissage, c’est tout.
N’importe qui peut l’acquérir pour peu qu’il ait un minimum d’habileté. En revanche, la créativité, le conceptuel, l’univers, le message, l’envie, de ce que tu produis, c’est ton ADN.
Tu n’as certainement pas à l’expliquer, encore moins à t’en justifier.
Ce que tu donnes, d’autres le reçoivent parce qu’ils sont concernés, souvent au simple niveau de la perception, sans s’expliquer pourquoi, sans rien demander. Je pense que c’est soi-même que l’on cherche dans l’art que l’on produit comme dans l’art que l’on consomme.
Tu as bien raison de faire le pont avec la musique, les albums live se vendent toujours très bien, aussi bien que ceux qui sont chiadés en studio, ce n’est pas un hasard.
Et puis, tout comme Anne, j’aime bien le le “pan! dans ta face” :)
Marie
11 décembre 2008
@Tatyana:
J’ai du mal à saisir la différence…
Oui c’est sûr! 8) Néanmoins, un puriste pourrait rechigner face à cette forme, justement.
@Anne:
Oui je suis d’accord avec toi! Ce que je voulais dire, en parallèle, c’est qu’une oeuvre fragile techniquement peut quand même être porteuse d’émotion, même si je suis d’accord pour dire que ce n’est pas automatique. La seule technique ne suffit pas, à mon sens… alors que pour certaines personnes, si. Mais bon, les goûts et les couleurs…
Ah j’aime bien cette idée…
@Pat:
Pour l’instant, je tâtonne encore trop pour ne pas tenter d’expliquer, ou de justifier, ce que je crée. D’une manière générale je trouve ça important que les artistes documentent leur travail: en tant qu’apprentie, et aussi en tant que plume insatiable, j’ai besoin de « verbaliser » – par écrit! – ma démarche. Par souci d’honnêteté mais aussi en témoignage de mes cogitations… Quand je relis ce genre de billets plus tard, ils me permettent de me rendre compte du chemin parcouru, ce qui est, à mon niveau, très important.
Pat
11 décembre 2008
« Pour l’instant, je tâtonne encore trop pour ne pas tenter d’expliquer, ou de justifier, ce que je crée. »
C’est bien ce que je voulais dire par « Tu n’as certainement pas à l’expliquer, encore moins à t’en justifier » mais j’ai oublié de dire « justifier envers les autres ».
Par contre, « j’ai besoin de “verbaliser” – par écrit! – ma démarche. Par souci d’honnêteté mais aussi en témoignage de mes cogitations… Quand je relis ce genre de billets plus tard, ils me permettent de me rendre compte du chemin parcouru, ce qui est, à mon niveau, très important. »
Oui oui oui, c’est vraiment très important, c’est ton histoire d’artiste, au sens le plus noble :)
Gilles Arnaud
12 décembre 2008
Putain. Elle est bien ta profession de foi.
Faut que je retrouve une note destinée aux étudiants en Art ou à toute autre personne ayant des velléités dans le domaine : ça va complètement dans ton sens. Te l’as fait passer.
Avoir une démarche artistique, je pense que c’est seulement avoir un truc à dire en plus, et chercher une façon appropriée d’exposer cette perception différente du monde.
Après beaucoup de travail et de remises en question, il peut arriver que l’on bouleverse des personnes qui, semble-t-il, butent sur une production artistique sans pouvoir s’en détacher : ça c’est la récompense.
Continue dans ta sincérité.
Gillou
Marie
15 décembre 2008
Putain. Il est cool ton commentaire. :) Merci!
Yop!
25 décembre 2008
Je crois qu’on est tous confrontés à cette réflexion quand on veut créer, quand on emprunte la voie artistique.
Il arrive un moment de transition où on se demande ce qu’on doit sacrifier à la perfection. D’ailleurs, de quelle perfection parle t-on ?? La perfection académique ? La perfection mathématique ?
La perfection est inhumaine.
Moi, ce qui me touche quand j’approche un artiste, ce n’est pas tant l’excellence de la réalisation que l’humanité qui se dégage de l’oeuvre.
Bien sûr, parmi ceux que j’adore, il y a des gens d’excellence comme des gens plein de lacunes mais même l’excellence n’est pas perfection.
Un dessinateur comme Travis Charest s’est par exemple noyé dans cette quête du détail. Il a fini par très mal le vivre, d’autant plus que son oeuvre perdait en pouvoir évocateur, bizarrement.
J’ai eu un peu le même complexe, dans une mesure plus raisonnable, d’en faire trop dans mes dessins, de refaire trente fois le même détails, de m’arracher les cheveux pour des détails… et pour quelle différence au final ?
Du coup, maintenant, je suis totalement dans le schéma inverse : je privilégie l’évocation et le plaisir. :)
L’excellence viendra un autre jour, sans pourtant sacrifier l’ambition de pousser toujours plus loin.
En gros, je sais dessiner formellement. Je sais aussi que ma voie n’est pas là, dans un sillon qui existe déjà.
L’imperfection, l’obstacle, les défaillances, les lacunes, le désintérêt, c’est ça aussi qui nous pousse à nous forger des vraies identités artistiques.
La perfection, on ne peut qu’y tendre,alors il faut le faire avec délice.