Le dimanche matin, je prends souvent mon petit-déjeuner en regardant Gardeners’ World, l’émission de jardinage de la BBC, disponible sur Youtube.
Comme la saison 2022 vient de se terminer, on regarde maintenant les anciens épisodes de Real Gardens, une émission équivalente qui était déjà animée par Monty Don et Carol Klein.
Les épisodes de Real Gardens datant de 1998-2000, leur qualité n’est pas terrible. Mais cela suffit amplement à nous fournir notre dose hebdomadaire de cottage gardens et d’humour anglais.
Dans l’un des derniers épisodes que j’ai vus, deux femmes se lancent dans la rénovation d’un vieux mur en pierres.
Elles le démontent, puis le remontent en plantant des succulentes et d’autres plantes de rocaille dans les interstices créés par les pierres.
Note : la vidéo ci-dessous n’est pas sous-titrée, les sous-titres automatiques n’étant pas des sous-titres accessibles dignes de ce nom.
Je n’étais pas du tout convaincue par ce projet (« Pourquoi diable défaire quelque chose qui est là depuis des décennies et qui a du charme tel quel ? »), mais une fois le mur remonté et rafraîchi par les plantes, j’ai dû reconnaître qu’elles avaient eu raison de le faire.
Vivre une vie créative
Quel rapport entre le jardinage et une vie créative, me demanderez-vous ? C’est l’importance des interstices.
Récemment, malmenée par des insomnies, je me suis replongée dans Big Magic. Creative living beyond fear de Elizabeth Gilbert (édition de poche publiée chez Bloomsbury, Londres, 2015).

J’ai eu le plus grand mal à terminer ce livre, qui m’a exaspérée plus d’une fois.
En particulier, j’ai détesté la tonalité mystique de l’ouvrage. Toutes les 10 pages, il est question de « Dieu » ou de ses saints, alors que ça n’a, selon moi, aucun rapport avec le sujet, c’est-à-dire : vivre une vie centrée sur la créativité.
Mais noyer le poisson dans une soupe mi-chrétienne, mi-new age est hélas la marque de fabrique du développement personnel.
C’est notamment le cas du célèbre livre Libérez votre créativité de Julia Cameron. Je n’avais pas réussi à le lire jusqu’au bout, lassée de toutes les invocations spiritualisantes et naïves qu’il contient.
Cela dit, je n’ai pas tout détesté dans Big Magic. J’ai réussi à terminer ma lecture en faisant abstraction des aspects embarrassants, pour me concentrer sur les idées qui m’ont plu.
Et celles qui m’ont plu, m’ont beaucoup plu, comme en attestent les nombreux passages que j’ai soulignés. En voici quelques-unes que je souhaitais partager avec vous.
Le fardeau de devoir gagner de l’argent
Dans le chapitre Your Day Job, Liz Gilbert explique avoir conservé son emploi malgré la publication de ses trois premiers livres.
Elle ne voulait pas accabler son écriture avec la responsabilité de lui servir de gagne-pain (I never wanted to burden my writing with the responsability of paying for my life.
p.152).
Elle explique avoir été témoin du désespoir de certain·es ami·es artistes et écrivain·es qui auraient « assassiné leur créativité » (murder their creativity
, ibid.) en exigeant de leur art qu’il leur rapporte de l’argent.
En particulier, cette phrase m’a marquée :
I’ve seen artists drive themselves broke and crazy because of this insistence that they are not legitimate creators unless they can exclusively live off their creativity.
Je traduis :
J’ai vu des artistes se ruiner et se rendre malades à cause de leur insistance à croire qu’iels ne sont pas des créateurs/créatrices légitimes tant qu’iels ne peuvent pas vivre exclusivement de leur créativité.
ÇA, les ami·es.
ÇA.
Moi-même, j’ai longtemps été convaincue que le summum du game serait de gagner ma vie grâce à mon activité artistique.
Que gagner de l’argent grâce à mes créations prouverait au monde que ce que je crée est légitime et, par ricochet, que je suis légitime.

L’incroyable atelier d’artistes de la Charleston Farmhouse, un lieu bouleversant et magnifique situé près de Lewes, dans le Sussex (Angleterre). Je contiens à grand mal mon impatience de vous en parler et de partager plus de photos !
Au quotidien, je consulte beaucoup Instagram et rêve souvent devant la vie de toustes ces artisan·es et artistes que je suis et qui vivent de leur art – ou, du moins, qui essayent d’en vivre. Même les reels dans lesquels je les vois en pleine préparation de commandes me font rêver, c’est dire…
À force de les observer, jour après jour, depuis des années, j’ai acquis la croyance qu’à moins de vendre moi aussi mes créations et mes services, je ne pourrai jamais me considérer comme une artiste à part entière.
Cauchemar
Y a-t-il quelque chose de plus limitant que ces œillères capitalistes ?
Toutes ces années à poser un regard critique sur le monde et le système, tout ça pour continuer à avoir le réflexe de n’envisager la création qu’à travers le prisme de l’argent. Affligeant.
Dans Big Magic, j’ai aimé lire noir sur blanc qu’attendre de son art qu’il paye les factures est une erreur, et questionner mes croyances à ce sujet.
Liz Gilbert va même jusqu’à dire que cette attente peut virer au cauchemar, poussant des tas de gens à abandonner purement et simplement leurs activités artistiques lorsque celles-ci ne leur rapportent pas assez d’argent.
Selon l’autrice, conserver un emploi en parallèle de son activité artistique est indispensable, autant de temps qu’il est nécessaire, car rencontrer le succès du jour au lendemain est extrêmement rare.
Cela ne doit pas nous empêcher d’essayer d’éditer nos illustrations et nos zines, d’écrire nos livres, de produire nos pièces de théâtre ou nos films, de participer à des expositions ; mais il est dangereux de se fixer des ultimatums du type : « si ce projet ne me rapporte pas d’argent, alors cela voudra dire que mon travail ne vaut rien, donc autant tout arrêter ».
Liz Gilbert conseille donc de conserver un emploi pour assurer ses besoins primaires, et prendre soin de soi en allégeant nos pratiques créatives du fardeau de la rentabilité.
Créer des choses, s’y mettre dès que l’on dispose d’un peu de temps libre, garder un esprit ouvert à l’affût de nouvelles pépites d’inspiration, et surtout, tirer du plaisir de tout ça, est déjà un immense accomplissement.

Aperçu de l’époustouflante façade sculptée de la Watts Chapel, dans le Surrey.
Interstices
In fine, l’autrice recommande de développer son activité artistique dans les interstices.
Pour étayer son propos, elle cite plusieurs exemples d’auteurices et d’artistes qui ont fait ça ou continuent à le faire.
Par exemple : écrire en marge d’un emploi alimentaire, se lever une heure plus tôt pour dessiner avant que les enfants ne se réveillent, utiliser ses quelques heures de libre chaque semaine pour garder les mains dans ses projets et ne pas les laisser dépérir, etc.
C’est un sujet de fond auquel je réfléchis beaucoup (souvenez-vous, la « guerre du temps ») et autour duquel j’expérimente moi-même pas mal de choses depuis 2 ans.
(Note : n’ayant pas encore trouvé la formule magique qui m’éviterait de me sentir épuisée H24 à cause de la double vie que je mène (salariée le jour, wannabe artiste la nuit et le week-end), je n’ai pas encore écrit en détails sur le sujet, mais ça viendra sans doute.)
Auto-destruction
Liz Gilbert illustre ce passage sur les interstices en disant :
People don’t do this kind of thing because they have all kinds of extra time and energy for it; they do this kind of thing because their creativity matters to them enough that they are willing to make all kinds of extra sacrifices for it.
Je traduis :
Les gens ne font pas ce genre de choses parce qu’ils ont toutes sortes de temps et d’énergie supplémentaires pour cela ; ils le font parce que leur créativité compte assez à leurs yeux au point d’accepter de faire toutes sortes de sacrifices supplémentaires pour elle.
Certes, la notion de « sacrifice » est très chrétienne, elle aussi. Mais l’autrice continue en dénonçant un peu plus loin cette vision de l’art comme fruit d’une souffrance, selon laquelle on ne pourrait créer de choses intéressantes que si l’on s’auto-détruit (cf. chapitre The Teaching of Pain, pp.209-215). Croyance dont j’ai été, là encore, pétrie de longues années.
Au contraire, Liz Gilbert rappelle que l’art et la créativité ne sont pas un « concours de souffrance » (since when did creativity become a suffering contest?
, p.210) et que s’ils justifient de la cruauté – envers soi-même, envers les autres –, alors ils n’en valent pas la peine (p.214).
Malgré mon incurable romantisme, j’observe que je crée en effet plus souvent et des choses plus intéressantes quand je me sens à peu près bien, c’est-à-dire quand j’ai pu dormir assez et que mes émotions les plus violentes ont eu le temps de décanter.
Arbre dont l’écorce semble former des yeux. Les arbres ont des yeux
Les poétiques routes boisées du Surrey
Statue romantique entourée de buis. Inspirante vision à Charleston
Ce qui me garde en vie
Après un été catastrophique, ce dernier trimestre a lui aussi été rude pour moi. Je suis si fatiguée que mon corps a recommencé à me rappeler à l’ordre, allant cette fois jusqu’à impacter mon cœur.
Face à ce constat, j’ai dû subir certains avis non sollicités, que je résumerai ainsi : Tu te lèves tellement tôt le matin, c’est normal que tu sois fatiguée. Et puis tu te lances dans trop de projets différents.
Alors.
Il est vrai qu’en temps normal, je me lève à 5 h 30 six jours sur sept, pour être dans mon atelier à 6 heures environ.
Je comprends que cela puisse paraître masochiste, stupide, horrible ou tout ça à la fois ; mais, pour moi, ce rythme n’est pas une contrainte, car cela correspond aux habitudes que j’ai décidé de prendre pour rester en contact avec mes projets créatifs.
Cela me permet de disposer chaque semaine, en théorie, de 4 créneaux de 2 h 30 avant de commencer ma journée de travail, en plus de 2 journées « pleines » consacrées à mes projets personnels le week-end.
(En réalité, je consacre une bonne partie de ce temps libre à la gestion de ma charge mentale domestique et relationnelle, mais bon, pas la peine de rentrer dans les détails, on se sait.)
Ce qu’autrui a souvent du mal à comprendre, c’est que je vis grâce à mes projets créatifs et aux interstices temporels qui me permettent de leur donner vie.
Ce qui me tue
Autrement dit, ce n’est pas le temps que je consacre à l’art qui me tue à petit feu, ni le fait de me lever une heure plus tôt que ce que je ferais en temps normal : ce qui me tue, c’est le reste.
Ce qui me tue, c’est ce qui m’empêche de peindre, de dessiner et d’écrire.
Ce qui me tue, ce sont les soucis qui m’obsèdent au point de me réveiller en pleine nuit.
C’est ce « lourd sac de randonnée » rempli de charge mentale que j’ai la sensation de porter la plupart du temps sur les épaules.
Ce qui me tue, c’est le fait d’alerter sur les difficultés que je rencontre, et obtenir une énième réponse ironique selon laquelle j’en ferais « trop ». Si c’était vrai, alors pourquoi ai-je alors l’impression de ne jamais en faire assez et d’être en retard dans absolument tous les domaines ?
Calcinée
Du reste, j’observe que mes récents problèmes de santé sont intervenus après plusieurs grosses semaines passées à gérer de la charge mentale aux dépens de l’art.
Être coupée de ma raison de vivre pendant ne serait-ce qu’un court laps de temps a suffi pour détraquer – momentanément – l’un de mes organes vitaux. J’étouffe, en fait.
Vue de l’extérieur, je donne peut-être l’impression de maîtriser ma vie : je suis organisée, je résous vite les problèmes, je suis un bourreau de travail (quelle charmante expression), etc.
Mais, moi qui me vois de l’intérieur, je constate que je suis un jardin calciné : un grand tapis d’herbe jaunie, brûlée vive par des températures anormales, et dont la regénération est, avec le temps, de plus en plus longue.
Force à vous, mes adelphes qui luttez aussi. La lumière reviendra bientôt, et nos jardins intérieurs refleuriront.
Qu’il fait bon de penser au feuillage clair des cerisiers précoces, en ces mois sombres où toute lumière semble avoir disparu…
Force à nous.
Nannig
17 décembre 2022
<3
Marie
19 décembre 2022
Encore une fois, ton billet me touche tout particulièrement… Je te souhaite de la force, du repos, de l’amour, Marie. 💜
Marie ☽
23 décembre 2022
Merci beaucoup à vous deux ♥
Lao
18 décembre 2022
Pas les mots ce matin face aux tiens, si puissants. Pas les mots justes, épais, rassurants, mais de l’énergie et du soutien à t’envoyer. De ceux-là, je suis sure.
Prends soin de toi Marie 💛
Marie ☽
23 décembre 2022
Merci beaucoup, Lao. Ton soutien et ton énergie me parviennent et je les accueille avec joie !
Jennifer
18 décembre 2022
Je me suis tellement reconnue dans cet article que ça en est perturbant. On m’a souvent dit d’arrêter de m’éparpiller et pourtant si je ne le fais pas, je me sens triste, malade, pleine d’angoisse. Pression de la créativité envers moi-même, n’aidant pas. Courage à toi 💜
Ally
18 décembre 2022
On m’a parfois aussi demander de choisir. Je vois que j’en souffre encore aujourd’hui sur certains aspects mais ce n’était juste des projections de leurs propres souffrances ou choses qu’on leur a dit à eux aussi 💛
Et aujourd’hui le fait que je n’ai pas choisi et ai plusieurs cordes à mon arc est clairement un atout.
Marie ☽
23 décembre 2022
Je compatis, Jennifer, car je vois très bien le type de résistances qui se mettent en travers de son chemin quand on sort des petites boîtes étanches qui rassurent tant les autres. Continue à faire ce qui te rend heureuse.
Ally
18 décembre 2022
Hello ma belle,
J’ai adoré ce livre, je me souviens que de quelques principes forts. Ca me donne presque envie de le relire mais surtout, je suis ravie de lire ton avis dessus et tes inspirations apportées. Hyper pertinentes. Et je comprends que l’aspect mystique t’ait rebuté. Pas trop avec celui là mais je me souviens que pour Julia Cameron, ça m’avait fait le même effet.
Je suis désolée que tu subisses des remarques projetantes avec des « tu qui tue ». C’est la dernière chose dont on a besoin dans ces moments là.
Ce que tu relates et traverse me fait penser à la crise que j’ai subis en 2017 où j’étais au plus mal. Je me suis fait accompagnée par différents praticiens pour aller mieux car je n’y arrivais plus seule et ça commençait doucement à impacter ma santé. Ça a eu un impact considérable sur ma vie, et j’ai enfin retrouvé une quiétude d’esprit, entre autres. Je suis heureuse aussi aujourd’hui de pouvoir gérer mes journées comme bon me semble. Encore du « travail à faire » sur ce sujet là mais… 💛
Un jour après l’autre: si je te témoigne ça, c’est pour te dire que oui c’est possible de voir des jours meilleurs.
Je t’embrasse et t’envoie plein d’amour, depuis la dordogne où je vois des biches et des chevreuil ✨😘
Marie ☽
23 décembre 2022
Copine de biches ! Ici, elles se cachent sous la luzerne, bien tranquilles et à l’insu des chasseurs qui harcèlent et tuent la faune locale chaque week-end.
Merci pour ton mot, Ally ; je suis sincèrement heureuse que tu te sentes mieux et plus sereine aujourd’hui. Bon an, mal an, on progresse.
Laurence
18 décembre 2022
Je crois que le cercle vicieux du : on travaille à fond pour gagner des sous mais on a pas le temps de créer et on se sent triste VS on travaille moins (ou pas) mais on a du temps pour créer et on se sent pas créatif parce qu’on a trop de stress parce que pas assez des sous pour vivre peut être brisé par un seul truc : le revenu universel pour tout le monde. C’est peut être utopique mais l’humanité serait vachement plus chill et ferait des trucs utiles et chouettes si on avait ça en place.
Je pense parfois à l’univers de Star Trek ou l’humanité a réussi à se passer du concept d’argent, les gens continuent à travailler et à vivre pour faire avancer la science, développer la vie dans l’univers. J’aimerais bien qu’on y arrive un jour mais j’y crois pas vraiment malheureusement.
Marie ☽
23 décembre 2022
Ça a quand même eu le mérite de me faire rêver quelques minutes ! C’est toujours ça de pris.
Marion Maillet
18 décembre 2022
Hello Marie !
Merci pour la découverte de l’émission de Monty Don et Carol Klein, je ne connaissais pas ! J’ai beaucoup aimé ce que j’en ai vu et je suis très impressionnée par certains travaux réalisés, c’est vraiment enrichissant.
Ce que tu écris au sujet de Liz Gilbert raisonne beaucoup dans la plupart des « métiers-passions » au final. Je connais surtout le milieu du cheval mais je prends aussi mon exemple d’être jardinière : cela peut être difficile, à force, de passer sa vie dans la passion initiale car celle-ci peut risquer de s’affadir voire de devenir détestable tant nous sommes forcées de la pratiquer. L’obligation de devoir gagner de l’argent rejoint cela.
Si je suis attristée de lire que tu as vécu des moments difficiles – je présume que j’emploie une litote … -, je te rejoins sur cette phrase en particulier : « Ce qu’autrui a souvent du mal à comprendre, c’est que je vis grâce à mes projets créatifs et aux interstices temporels qui me permettent de leur donner vie. »
Se lever plus tôt, consacrer du temps à une activité mentale/physique non vitale (mais Ô combien nécessaire) est d’une grande utilité à mon sens. Je suis du genre à adorer prendre le temps le matin, si bien que je me levais entre 3h et 5h30 tous les matins avant de partir travailler pour avoir minimum 1h30 devant moi. J’aurais pu dormir plus et me lever 20mn avant le départ comme plein de gens, mais pour moi, cela aurait été d’une grande violence mentale et physique. S’activer dans des choses qui nous plaisent même si elles ne sont pas indispensables à la vie (je dirais même, surtout si elles ne le sont pas) est une soupape incroyable.
Je pense fort à toi, je t’envoie tout le soutien possible, agrémenté de la douceur des chats qui se joignent à moi pour te saluer.
Marion.
Marie ☽
23 décembre 2022
C’est trop chou ! Merci beaucoup Marion ! Je ne suis pas peu fière de t’avoir fait découvrir Monty et Carol (à force de regarder leurs émissions, un sentiment de familiarité s’est installé, ahah).
J’ai souvent réfléchi à ça, à l’idée que l’art (ou toute autre passion non rémunératrice) n’est souvent pas rangé dans la catégorie « indispensable à la vie ». J’ai déjà entendu dire que, si on était en guerre, ce serait de médecins dont on aurait besoin, et pas d’artistes.
Bien sûr, il faut parer aux urgences – notamment celle de gagner sa vie, d’avoir un toit au-dessus de la tête, de soigner sa santé, etc. Mais je crois que soigner l’âme, l’imagination, l’intellect, les émotions, est tout aussi important.
Je comprends tellement ! Pour ma part, je refuse que ma vie ne se résume qu’à mon activité professionnelle. Aménager des espaces-temps alternatifs, a fortiori non rémunérés, consacrer délibérément des créneaux de temps non travaillés à des activités que d’aucuns jugent comme « non essentiels », est pour moi assez revendicatif : c’est soustraire du temps que l’on pourrait consacrer à capitaliser, à glisser un nouveau jeton dans la machine à sous, et le consacrer à tout autre chose.
Certes, on a rarement le loisir d’y consacrer autant de temps que le volume horaire que l’on consacre à nos métiers ; mais les horaires très matinaux (ou très tardifs, selon les gens) sont, en soi, signifiants sur l’importance que cette activité parallèle a dans notre vie.
Irène
18 décembre 2022
Je comprends ce que tu veux dire, ce reproche d’en faire « trop » sonne parfois comme un rappel à l’ordre, avec l’idée derrière que si on devait choisir entre toutes nos activités, la bonne chose à faire serait de se concentrer sur notre gagne pain… Alors que bien souvent, c’est tout le reste qui nous permet de respirer. Parfois aussi, on traverse des périodes difficiles pour des raisons extérieures à nous et on est un peu trop sévères avec nous-mêmes en cherchant les causes profondes à l’intérieur ! On est encore en pandémie, le monde est rude de façon générale, et nos réserves d’énergie et émotionnelles ont été bien ponctionnées, donc perso l’an dernier était très difficile aussi parce que quand de vraies difficultés perso sont apparues je n’avais plus rien pour amortir. Mais c’est certainement pas à ce moment-là que j’aurais dû arrêter de lire, aller me promener, écrire etc (au contraire).
Vivement la régénération du jardin <3
Marie ☽
23 décembre 2022
EXACTEMENT. Notemment que je ferais mieux d’économiser mes forces et de les consacrer à mon gagne-pain, voire que je pénalise celui-là en me levant tôt et en brûlant une énergie que je ne consacrerai pas au reste de mon travail ce jour-là. Et ce même si c’est en dehors de mes horaires de travail ; il y a cette idée de devoir tout sacrifier à son boulot, et de manière plus large, à ce qui rapporte ce satané argent.
(Parce que, je n’en ai pas parlé cette fois-ci, mais combien de fois ai-je vu blêmir des gens à qui je disais que mes créneaux matinaux ne me rapportent pas un rond ! Cette croyance que l’argent est supérieur au plaisir que l’on prend en faisant quelque chose est vraiment très solidement ancrée.)
Oui ! L’art, au sens large, c’est de l’oxygène. Une fois nos besoins primaires à peu près satisfaits, notre esprit cherche de la nourriture, des histoires, de l’émerveillement. Nous ne sommes pas des robots.
J’espère que, peu à peu, tu arrives à te reconstituer un édredon bien moelleux.
Alice
18 décembre 2022
Très chère Marie,
Merci de mettre les mots. Etant plutôt artiste fantôme, (concept découvert également grâce à toi…) je me trouve souvent illégitime de me poser ces questions sur ma créativité.
Et pourtant ces questions de temps, d’interstices et de place laissée à la créativité résonnent beaucoup en moi. Merci d’être un peu la messagère de l’univers aujourd’hui et de m’aider dans ma réflexion :)
Marie ☽
23 décembre 2022
« Messagère de l’univers », mais voilà le titre dont j’ai toujours rêvé sans en avoir conscience ! 😜 En vrai, merci tant à toi, Alice, de m’avoir lue et d’avoir pris le temps de partager tes impressions. Avoir grandi comme artiste fantôme n’est pas une fatalité, je t’assure.
Kellya
18 décembre 2022
Cette photo d’atelier d’artiste m’a touchée en plein coeur, moi qui suis en train de poser les bases de mon premier vrai chez moi, c’est un endroit comme celui-ci dont je reve… Je m’égare mais j’ai bien hate de voir ton article sur ce sujet!
Merci de pointer à quel point ce rapport vrai artiste/argent est une construction capitaliste, on peut etre en lutte contre un systeme et quand meme avoir ses preceptes enfoncés dans le crane, c’est fou!
Je suis très attirée par les idées de temps partiels / temps choisis qui je l’espère pourront devenir la regle. Je pense que c’est aussi mon coté multi-potentiel qui étouffe dans l’idée de ne faire qu’un seul travail toute la semaine. Je ne suis jamais aussi efficace que quand je peux tout mélanger à mon gré (vive le télétravail pour ca).
Marie ☽
23 décembre 2022
Cela me fait bien plaisir, et je ne doute pas que tu trouveras inspirante la Charleston Farmhouse, toi aussi, Kellya !
Je ne peux parler que du temps partiel, mais clairement ça a changé ma vie. Déjà parce que j’ai toujours rêvé d’avoir des week-ends de 3 jours, mais aussi et surtout parce que ça a marqué le début de ma considération réelle pour mon projet artistique. Il mérite du temps, il mérite du sérieux, il mérite de voir le jour. Pourquoi un gagne-pain devrait-il prendre le pas et éclipser le reste ?
Je conçois que l’on puisse être très passionné·e par son métier, au point de l’exercer encore avec joie sur ses temps de repos et ses temps libres. Mais l’on devrait aussi pouvoir inventer et vivre des rapports au travail différents, sans attendre d’avoir 15 ans d’expérience et quelques économies de côté.
Candice
19 décembre 2022
Tes deux dernières sections (Ce qui me tue, et Calcinée) m’ont émue et ont, surtout fait écho en moi.
Ce qui me tue c’est de toujours gérer les autres, être sûre que tout le monde va bien, et mettre de côté ce qui moi me fait du bien, au détriment parfois de mon épanouissement, ma créativité, et donc mes projets.
Vivement les bourgeons.
Marie ☽
24 décembre 2022
Merci beaucoup Candice-chou ! Tout est fait dans le système pour que nous autres les meufs nous nous sacrifiions pour les autres…
À force de me rendre compte que, en général, cette altérité paroxistique est à sens unique, ça m’a petit à petit calmée, même si j’ai toujours cette tendance en lame de fond de faire plaisir à autrui avant de me faire plaisir à moi, quitte à sacrifier les choses/conditions que j’aime pour valoriser/réconforter l’autre. Ce n’est tout simplement pas viable.
Heureusement, il existe quelques personnes avec qui les rapports et échanges sont beaucoup plus équilibrés ; mais cela implique de faire pas mal de ménage dans son entourage pour supprimer autant que possible les relations parasitaires (trop donner/trop sacrifier signifie souvent être entourée de personnes à qui cette abnégation de soi profite).
serendipity liche
20 décembre 2022
pourquoi vouloir à tout prix mettre du mystique dans un truc simple, finalement… tu as du courage de réussir à passer outre ce point et tirer quelque chose d’inéressant du reste !
Et plus encore de te tenir à cette routine de prendre du temps sur ton sommeil pour créer ! Je dois beaucoup trop dormir pour que cela soit viable pour moi (du coup je suis passé.e au quatre cinquièmes ou presque, histoire de pouvoir faire des trucs à côté du boulot alimentaire – même si le fait que ce dernier soit plutôt tranquille, au moins en ce moment, me permet de laisser mon esprit vaguabonder, ce qui aide pour que les temps « libres » le soient vraiment), mais je serais plus du genre à être de plus en plus frustré.e de ne pas avoir du temps que de me forcer à me lever pour créer – d’ailleurs les rares fois où j’ai plus ou moins essayé, ça n’a pas marché du tout, j’ai fini par glander sur le temps prévu.
« j’observe que je crée en effet plus souvent et des choses plus intéressantes quand je me sens à peu près bien, c’est-à-dire quand j’ai pu dormir assez et que mes émotions les plus violentes ont eu le temps de décanter. »
dans la continuité de mon précédent paragraphe, je suis 100% dans ce cas là ! De la à dire que c’est commun (la statistique des petits nombres c’est mal :p)…
En ce qui concerne le fait de vivre de mon travail, c’est un doux rêve qui reste en fond, mais je suis bien conscient.e que ce n’est pas viable, surtout avec mon envie permanente de faire d’autres choses (je suis fichu.e de me lasser de mon activité au moment où elle commencerait à me faire vivre, me connaissant – j’ai tendance à penser que si je dois faire un truc, alors je n’ai pas envie de le faire, voire j’ai envie de ne pas le faire…). Mais c’est vrai que ça facilite la vie, je sais que je fais mes trucs juste pour moi et par pur plaisir, et ça aide énormément ! Et ça fait beaucoup de charge mentale en moins, ne serait-ce que la gestion des ventes, sans même parler de la pression de devoir en tirer assez d’argent pour vivre… Je n’avais pas vraiment formulé tout cela consciemment, mais ton post m’y aide, merci :)
Vive la vie dans les interstices en tout cas !
Marie ☽
24 décembre 2022
C’est certain que cela représent un travail à part entière, en plus du travail artistique lui-même. Telles que je vois les choses, le travail, quel qu’il soit, représente de la charge mentale. Alors, puisqu’on peut difficilement y échapper, pourquoi ne pas en profiter pour faire de l’art et s’occuper de tout ce qui est périphérique à l’art lui-même (ventes, etc.) ?
Cependant, tu soulèves un point crucial : le plaisir.
À moins d’avoir un solide modèle économique, d’être très actif/active, d’avoir une activité permanente, d’être de tous les marchés de créateurices, de vendre en ligne, de se faire connaître toujours davantage, de réseauter un max, etc., j’ai l’impression que vivre de son art est souvent un projet précaire.
Qui dit précaire, dit soucis omniprésents qui empêchent d’assurer ses besoins primaires, au point de nuire à un moment au bien-être physique, psychique et matériel nécessaire pour créer.
Si tout est une lutte, où est le plaisir ? Être salariée et conserver une activité artistique non commerciale, comme hobby plutôt que comme métier, est une situation finalement assez confortable. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a que des bons côtés non plus ; et puis, une même situation peut être vécue différemment par différentes personnes en fonction de leur tempérament, de leurs besoins, de leurs objectifs, etc.
BREF, tout ça pour dire qu’à mon sens il n’y a pas de situation « idéale », que chacune a des avantages et des inconvénients, et que c’est à chacun·e de placer le curseur où iel le souhaite. Même chose pour le temps en plus : pour ma part, c’est le matin que je suis efficace, je partage cette expérience mais cela n’a rien d’incitatif. Une de mes amies travaille mieux en pleine nuit, jusqu’au petit matin. Ça me serait impossible. L’essentiel est de créer, en accord avec son rythme et ses besoins.
serendipity liche
3 janvier 2023
« L’essentiel est de créer, en accord avec son rythme et ses besoins. »
Totalement d’accord !
Eirlys
21 décembre 2022
Bonjour,
C’est amusant, je suis en ce moment dans les mêmes interrogations. Et dans 1 tentative de re mettre ma vie dans un sens qui me convienne.
Je te remercie car cet article m’aide à nourrir ma réflexion.
Et en ce moment, j’essaye d’exister surtout dans les interstices.
Entre la peur de ne pas arriver à financer le nécessaire si je passe au 4/5eme, et celle de m’éteindre totalement si je ne fais pas ce qui me passionne.
Et comme Laurence, je suis tellement pour le revenu universel.
Marie ☽
24 décembre 2022
Coucou Eirlys, merci pour ton message ! Tu seras toujours face à un dilemme – Ursula.
, comme diraitTendre vers un équilibre me semble être une bonne démarche. Il y a des choses qu’on ne peut pas éviter, alors essayons de faire avec. Pour ma part, passer aux 4/5e a été une décision précieuse, que je ne regrette pas du tout ; certaines j’ai perdu 20% de mon salaire, mais j’ai gagné 200% de plaisir et de qualité de vie en rééquilibrant ma vie et en pouvant commencer à prendre mon art au sérieux grâce au temps libre ainsi libéré.
Dans tous les cas, tu trouveras un moyen de créer si c’est ta raison de vivre. Je t’encourage en tout cas !
Fileuse
26 décembre 2022
Ça y est, j’ai réussi à rebrancher mes deux neurones et demi et ayant couché la marmaille, je peux tranquillement prendre le temps de commenter ce billet ! J’ai lu ce fameux livre et comme toi, ce fut une surprise bien meilleure que ce que j’espérais…
En effet, depuis que je me suis remise un peu sérieusement au dessin, je rêve parfois non pas de me consacrer uniquement aux arts graphiques mais d’une sorte de métier total, à la frontière entre l’enseignement, l’inclusion et les arts graphiques… Il y a beaucoup de choses à inventer, un véritable avenir pour ces thématiques : j’imagine qu’il faudrait oser se lancer ! Après le risque c’est effectivement de perdre tout le sel de la création parce qu’elle se monétise : j’aurais peur de m’apercevoir que je ne suis pas si passionnée que ça !
Quand à cette économie de la contrainte, elle me parle aussi beaucoup. Je me rappelle avoir gardé bien en tête que de toute façon l’activité zéro contrainte n’existe pas et qu’après c’est une histoire de contrat avec soi même. Si j’aime vraiment quelque chose, je m’engage aussi à faire avec les aspects plus négatif : du coup dessiner tous les jours passe de la possible corvée (parce que certains jours j’ai un peu ma flemme) à un élément du deal ou l’affect rentre moins en ligne de compte.
Enfin la dernière partie de ton billet m’a particulièrement touchée : « Ce qui me tue, c’est le fait d’alerter sur les difficultés que je rencontre, et obtenir une énième réponse ironique selon laquelle j’en ferais « trop ». Si c’était vrai, alors pourquoi ai-je alors l’impression de ne jamais en faire assez et d’être en retard dans absolument tous les domaines ? ».
Je l’ai eu aussi celle là : t’as qu’à faire un peu moins de dessin, moins de peinture, moins de musique… T’auras plus de temps pour cuisiner des trucs sympas, t’occuper de l’intendance et boucler ton taf de classe et tu verras tu seras moins fatiguée. Sauf que non. C’est pas la cuisine et la gestion des urgences qui m’épanouissent et on est encore sur le bon vieux schéma de la femme comme variable d’ajustement. C’est toujours aux mêmes de se sacrifier, de sacrifier leur ambition, leurs aspirations… Et on notera qu’à aucun moment on ne suggère de lâcher sur l’intendance et de prendre plus de temps pour soi ou pour créer…
Marie ☽
30 décembre 2022
Chère Fileuse de nuit,
C’est bien de nuit que je prends la plume pour te répondre, après une journée entière passée à dessiner. Quel plaisir de te lire !
Je ne sais pas si ce métier idéal existe, en tout cas tu le présentes déjà très bien ! Je t’imaginerais très bien dans un boulot impliquant de l’art au quotidien, de manière non anecdotique.
Bah, comme on dit, tant que tu n’essaies pas, c’est difficile de savoir. Vu qu’on parle de contraintes : pour moi, la monétisation en est une grosse, de contrainte. Mais je suppose que si je ne pouvais compter que sur mon art pour vivre, je trouverais le moyen de créer et de vendre chaque jour.
Par chance, je n’ai pas à me plier à ce dévoiement de mes efforts créatifs ; car je persiste à penser que, dès lors que de l’argent est en jeu, la sincérité de la démarche et des œuvres en prend un coup.
Je suis absolument d’accord. Il y a du chiant et du moins chiant dans tout. J’ai commencé à lire un bouquin sur les habitudes, qui fait écho à celui de Twyla Tharp que j’avais lu il y a des années et qui m’avait fait forte impression. En voici le résumé : « pour créer, il faut prendre l’habitude de créer ».
Ça rejoint ton idée de contrat avec soi-même. Je, sous-signée Marie ☽, je m’engage à mettre mon réveil à 5 h 15 chaque matin pour être dans mon atelier au plus tard à 6 h. Je m’engage à consacrer l’essentiel de mon temps libre à mes créations. Je m’engage à avoir confiance en mes capacités et à faire tout mon possible pour créer au moins chaque semaine, si ce n’est chaque jour.
Parfois, on me demande « comment je réussis à faire tout ça en plus de mon travail salarié ». Seulement, je n’ai pas de secret ni de recette miracle : j’identifie les créneaux de temps vraiment libre où je pourrai créer sans être dérangée pendant au moins 2 heures (en-dessous, pour moi, ça ne fonctionne pas).
Ensuite, je bloque ces créneaux dans mon agenda, sur l’année à venir. Le moment venu, je m’exécute, sauf cas de force majeure. Hé bien, c’est sûr qu’avec un semblant de planification et en prenant quelques nouvelles habitudes, on crée beaucoup plus que si on se dit « un jour, je ferai ci et ça ». Sans date d’échéance, nos projets ne sont que de doux rêves.
Tout à fait d’accord avec ton analyse sur les femmes et leurs loisirs comme variables d’ajustement.
Oui, hein ? On connaît la chanson. Fuck that.